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culture juive - Page 2

  • La vie débordante

    Kafka Journal Poche.jpg« Ce qui égare souvent dans les journaux, les conversations, au bureau, c’est la vie débordante du langage ; ensuite, c’est l’espoir, suscité par une faiblesse momentanée, qu’on va connaître dans un instant une illumination d’autant plus violente que soudaine ; ou encore, uniquement une forte confiance en soi, ou une simple nonchalance, ou une grande impression du présent que l’on veut à tout prix décharger sur l’avenir ; ou encore la supposition qu’un sincère enthousiasme vécu dans le présent justifierait toutes les incohérences de l’avenir ; ou encore le plaisir que vous procurent des phrases dont le milieu est soulevé par un ou deux chocs et qui vous ouvrent graduellement la bouche jusqu’à lui faire atteindre sa plus grande dimension, même si elles vous la ferment ensuite beaucoup trop vite et en vous la tordant ; ou encore l’indice d’une possibilité de jugement catégorique fondé sur la clarté ; ou encore l’effort qu’on fait pour donner de l’entrain à un discours qui, en réalité, touche à sa fin ; ou encore une envie de quitter le sujet en toute hâte, ventre à terre s’il le faut ; ou encore un désespoir qui cherche une solution au problème de sa respiration difficile ; ou encore le désir passionné d’une lumière sans ombres – tout ceci pour vous égarer au point de vous faire dire des phrases comme celle-ci : « Le livre que je viens de finir est plus beau que tous ceux que j’ai lus jusqu’à présent » ou bien « est d’une beauté que je n’ai encore trouvée dans aucun livre. »

    Kafka, Journal (1910, 2 novembre)

  • Regards

    Kafka_1910.jpg« […] Elle me regardait, surtout quand elle restait silencieuse à la fenêtre du compartiment, avec une bouche déformée par la gêne et la ruse, et avec des yeux clignotants qui nageaient sur les rides issues de sa bouche. Elle devait nécessairement se croire aimée de moi, ce qui a été vrai du reste, et ces regards représentaient le seul don que, en femme pleine d’expérience, mais jeune, bonne épouse et bonne mère, elle pouvait accorder à un docteur de son imagination. Ils étaient si insistants et si bien appuyés par des tournures comme : « Il y avait ici des habitués vraiment charmants, surtout certains d’entre eux », que je me défendais d’y répondre et ces moments étaient précisément ceux où je regardais son mari. Quand je les comparais, j’éprouvais un étonnement immotivé à l’idée qu’ils allaient partir ensemble et ne s’inquiétaient pourtant que de nous, sans un regard l’un pour l’autre. »

    Kafka, Journal (1910, 1er novembre) 

    Photo de Franz Kafka en 1910

  • Adieux à Mme Klug

    kafka,journal,littérature allemande,1910,1911,écriture,culture juive,yiddish,littérature,culture,extrait du journal de kafka,mme klug« Hier soir, j’ai fait mes adieux à Mme Klug. Löwy et moi, nous courûmes le long du train et nous vîmes Mme Klug qui regardait dehors derrière une fenêtre fermée, dans l’obscurité du dernier wagon. Du compartiment, elle tendit le bras vers nous, d’un geste rapide se leva, ouvrit la fenêtre et s’y tint un instant, élargie par son paletot ouvert, jusqu’au moment où le sombre M. Klug (il ne peut ouvrir la bouche que d’un air amer et en grand, mais ne peut la fermer qu’en la serrant étroitement, comme pour toujours) se leva en face d’elle. Pendant ces quinze minutes, je n’ai guère adressé la parole à M. Klug et je l’ai regardé peut-être deux fois ; le reste du temps, tout en participant à une conversation languissante et ininterrompue, je n’ai pu détacher les yeux de Mme Klug. Elle était entièrement dominée par ma présence, mais plus en imagination que réellement. Quand elle s’adressait à Löwy, commençant chaque fois par le même prélude : « Dis-moi, Löwy… », c’était à moi qu’elle parlait ; quand elle se serrait contre son mari qui, parfois, ne la laissait toucher à la fenêtre que par l’épaule droite et comprimait sa robe et son patelot bouffant, c’était pour me faire un signe, un signe vide. »

    Kafka, Journal (1910, 1er novembre)

  • Maman par Kafka

    kafka,journal,littérature allemande,1910,1911,écriture,culture juive,yiddish,littérature,culture,extrait du journal de kafka,mère« Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’ai pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une « Mutter », cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule (le mot Mutter ne l’est pas en soi puisque nous sommes en Allemagne) ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. Pour les Juifs, le mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère. Maman serait préférable, s’il était possible de ne pas imaginer Mutter derrière. Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot Vater ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près. »

    Kafka, Journal (1910, 24 octobre - suite)

  • Ma mère par Kafka

    kafka,journal,littérature allemande,1910,1911,écriture,culture juive,yiddish,littérature,culture,extrait du journal de kafka,mère« Ma mère travaille toute la journée, elle est gaie ou triste, comme cela se trouve, sans revendiquer le moindre égard pour sa propre situation ; sa voix est claire, trop bruyante pour la conversation ordinaire, mais bienfaisante quand on est triste et qu’on l’entend tout à coup au bout d’un certain temps. Voilà déjà assez longtemps que je me plains d’être toujours malade, mais sans jamais avoir de maladie déterminée qui me contraigne à me mettre au lit. Ce désir tient sûrement en grande partie à ce que je sais combien la présence de ma mère peut être consolante quand, sortant par exemple du salon bien éclairé, elle entre dans la pénombre de votre chambre de malade, ou bien quand elle rentre du magasin, le soir, à l’heure où commence le passage imperceptible du jour à la nuit et que, pleine de tracas et d’ordres rapides à donner, elle fait recommencer la journée déjà bien avancée et encourage le malade à l’aider dans cette tâche. Je souhaiterais que cela pût m’arriver encore, parce que je serais faible, tout ce que ferait ma mère me paraîtrait donc convaincant, et je pourrais goûter des joies enfantines tout en gardant la faculté de jouissance plus distincte de l’adulte. »

    Kafka, Journal (1910, 24 octobre)